Jusqu’en 1983, le financement des hôpitaux était à l’abri de la rationalité budgétaire, puisque calculé sur la base du système dit « au prix de journée ». Ce mécanisme de financement était fondé sur la fixation par le préfet du prix de chaque journée d’hospitalisation pour l’établissement considéré, en rapportant les charges inscrites à son budget prévisionnel au nombre anticipé de journées d’hospitalisation.
Les charges des établissements étant en majeure partie constituées de frais fixes (le coût du personnel pèse pour près des trois-quarts de leurs dépenses), l’intérêt des directions d’hôpitaux était de sous-estimer le nombre de journées d’hospitalisation de façon à faire augmenter le prix de journée. Par la suite, tout était mis en œuvre pour optimiser l’occupation des lits de l’établissement et, ainsi, d’accroître les recettes de l’établissement. Les budgets hospitaliers étaient dès lors inflationnistes parce que calculés, en réalité, sur la base d’une constatation ex-post des dépenses engagées.
La mise en œuvre du financement par dotation globale, en 1983, répondait à un double objectif : contrôler l’accroissement des dépenses hospitalières et introduire dans les hôpitaux une réflexion quant à la meilleure utilisation des fonds attribués en une incitation à la productivité. Ce mode de financement concernait les établissements publics de santé, les établissements privés à but non lucratif – participant au service public hospitalier ou n’y participant pas, mais ayant néanmoins fait le choix de ce mode de financement.
La dotation globale était une enveloppe budgétaire fermée, attribuée mensuellement, qui représentait environ les trois-quarts des dépenses totales des établissements concernés. Les établissements publics de santé sont donc passés d’un budget ouvert de facto à un budget fermé, défini en début d’exercice budgétaire ; en d’autres termes, l’hôpital a été, pour la première fois, confronté aux règles de l’économie et, en premier lieu, à la rareté.
La réforme du mode de financement des hôpitaux a transformé l’organisation support en organisation dirigeante. La raréfaction des moyens budgétaires a contraint les établissement de santé à la performance et, par voie de conséquence, a considérablement accru le pouvoir des administrateurs par le double mouvement d’accroissement de leur zone d’incertitude vis-à-vis des personnels soignants – notamment médicaux – et par leur mise en situation de réducteurs de l’incertitude de l’organisation confrontée à son nouvel environnement.
Dès lors que le financement des hôpitaux s’est raréfié, les gestionnaires de ce financement se voient accorder une valeur nouvelle et accrue. La gestion de l’abondance n’exige pas un niveau de qualification élevé ; en revanche, affronter la rareté réclame une formation, une expérience et un réseau de relations. Ce qui a transformé l’organisation support en organisation dirigeante, c’est non seulement la position renforcée des administrateurs hospitaliers, formés à la gestion de la rareté, mais également l’importance prise par l’environnement de l’hôpital. L’introduction du financement par dotation globale a placé les directeurs dans la situation d’intercesseurs vis-à-vis d’une nouvelle incertitude qu’ils étaient bien plus capables de contrôler que les professionnels des hôpitaux : la rareté budgétaire en a fait des experts, les a professionnalisés aux yeux mêmes des professionnels.
Par leur formation, les administrateurs d’hôpitaux sont les mieux à même de gérer l’incertitude budgétaire introduite par la réforme de 1983 ; à ce titre, ils se trouvent installés dans une position de pouvoir vis-à-vis de l’organisation soignante.
L’organisation soignante a réagi en refusant la domination de l’organisation dirigeante parce que les priorités de cette dernière ne sont pas les mêmes que les siennes, et l’accroissement de la zone d’incertitude autour des services de soins est l’instrument de ce rejet. Dans ce contexte, les modalités d’accomplissement du travail des personnels de soins deviennent un facteur d’incertitude pour l’organisation dirigeante : l’opacité de l’organisation du travail dans les services de soins est un facteur de pouvoir. L’originalité de la lutte de pouvoir dans les hôpitaux est que le refus de la domination bureaucratique de l’organisation dirigeante par l’organisation soignante s’adosse à une forte composante de légitimité externe. La tentation existe dans les services de soins de mettre en œuvre une « Autogestion clandestine ».