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22 mai 2007 2 22 /05 /mai /2007 18:37

« Le travail éloigne de nous trois grands maux : l'ennui, le vice et le besoin ». Cette appréciation de Voltaire, tirée de Candide, résume assez bien la place éminente dévolue au travail dans nos sociétés. Le travail a une dimension structurante dans la vie de chacun et vis-à-vis du groupe d’appartenance, groupe familial, relationnel, amical, social… Le travail est davantage qu'une source de revenu ou d'occupation, il détermine une bonne part des décisions majeures de la vie : départ du domicile familial, fondation d'un foyer, mariage, divorce, souhait d'avoir des enfants, implantation géographique du foyer… 

Le travail est une valeur, c'est en grande partie par son biais que le rôle social de chacun se structure. On peut en voir a contrario le signe dans la détresse affirmée par les chômeurs quant au manque de reconnaissance sociale dont ils souffrent. On peut déplorer que le support principal de l'insertion sociale soit l'emploi, alors que d'autres moyens pourraient tenir le même office (activités culturelles, associatives, artistiques, sportives, etc.), mais le fait est là.

L'un des aspects parmi les plus saisissants de cette nature particulière du travail est l'opinion exprimée à propos de la réduction du temps de travail. Une partie des personnes interrogées sur ce sujet déclarent qu'elles refuseraient de réduire leur activité même à salaire inchangé, tant la perspective de travailler moins peut-être considérée comme un avilissement, une dégradation : l'accusation de paresse et de fainéantise n'est jamais loin, le travail (lieu et activité confondus) est un élément majeur de sociabilisation.

C'est l'organisation du travail qui permet de valider ou de légitimer les activités que nous menons, qui autorise à y porter un jugement négatif ou positif. Elle explique que les termes de « professionnel » et « d'amateur » associés au mot travail permettent de distinguer l'activité qui est faite dans les normes de l'art de celle qui pêche par approximation. C'est aussi pour cela que les carrières artistiques sont souvent mal jugées par la société : au-delà de l’instabilité consubstantielle de ces carrières, ce qui choque profondément le profane est la difficulté à distinguer le temps du travail du temps du loisir, le labeur du ludique.

Le chômage, envers de l’emploi, a recentré le travail comme valeur. Pendant longtemps, le travail n’a été qu’une servitude réservée aux esclaves, aux gueux – le mot lui même est issu de tripalium, un instrument de torture. C’est la Révolution industrielle qui a fait – aussi – du travail un moyen d’émancipation, une condition de la citoyenneté, une valeur positive. Le rapport au travail est devenu un élément central dans le positionnement social.

La citation de Voltaire renvoie aussi à la dimension religieuse, presque théologique, du travail. Il est dit dans la Bible  : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ». Le titre de l’ouvrage de Grimaldi (PUF, 1998) : « Le travail, communion et excommunication », met l’accent sur la transgression de la foi que représente le chômage. Le travailleur communie dans son activité ; pour Emmanuel Mounier : « Le travail, étant un exercice naturel, quoique pénible, doit s’accompagner, comme tout acte, d’une joie foncière. Cette joie naît d’abord de ce que le travail est fait en vue d’une œuvre, et que l’élaboration d’une œuvre est l’accomplissement de la personne. Elle naît encore de ce que le travail, par ses produits aussi bien que par son exercice, crée entre tous ceux qui s’y consacrent une communauté étroite, le sentiment de la participation non pas à une solidarité abstraite et utilitaire, mais à un service et à un compagnonnage.» A l’inverse, ne pas appartenir à la communauté du travail, équivaut à une excommunication.

Le travail est aussi une éthique, rattachée ou non au protestantisme ; l’éthique occidentale du travail demeure un moteur de sa civilisation, jamais éloigné de connotations religieuses. La franc-maçonnerie – à la frontière du laborieux et du religieux – glorifie le travail dans ses rituels et dans ses ornements. Dans sa « Parabole des abeilles et des frelons », Saint Simon postule que la France pourrait en un jour perdre tous ses oisifs sans rien perdre d’essentiel. Il exalte les vertus du labeur, du pouvoir industriel, d’une nation « travaillante », dans lesquels il croit discerner l’émergence d’un « Nouveau christianisme », prémisse du « Catéchisme » d’Auguste comte. A la même époque, les chansonniers exaltaient la noblesse du travail, Montéhus glorifiait la classe ouvrière en dénonçant ses ennemis : « Ils ont les mains blanches, les mains maquillées » – les stigmates du travail ainsi transformés en insignes de la dignité.

C’est la raison pour laquelle, si des formules alternatives pouvaient se substituer à l’apport matériel du travail, elles n’incarneraient que des solutions de second rang quant à sa valeur. Pour les uns, la notion de travail doit évoluer et les perspectives qui s'ouvrent doivent être appréhendées positivement car elles conduiront à une plus grande flexibilité dans la vie professionnelle entre travail, formation et vie personnelle, et permettront de briser l’enchaînement du chômage et de l’exclusion. Pour les autres, la crainte est grande de voir la condition des travailleurs du XXIe siècle ressembler à celle qui prévalait avant le développement du salariat, quand bien même l’évolution se ferait sous l’égide de la nouveauté et du progrès. C’est ce versant négatif qui continue d’être mis en avant par ceux qui s’interrogent sur le rôle central du travail : le travail est encore et toujours une valeur contestée.

« Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi ». Cet extrait du préambule de la Constitution de la IVe République cristallise le débat sur la place du travail dans l’existence de l’homme. Ce principe constitutionnel fait du travail un devoir et un droit. Or suivant les approches politiques et/ou philosophiques du travail, il est l’un ou l’autre, mais pas les deux. Le travail comme droit implique que l’on puisse travailler quand on le souhaite ; en tant que devoir, il devient une obligation sociale. Grossièrement, cette opposition recoupe l’affrontement théorique entre tenants du travail comme bien ordinaire échangé sur un marché et partisans des explications globales du chômage. Si le travail est un devoir (difficile de ne pas voir affleurer ici la dimension religieuse du concept), il faut en occuper un, quel qu’il soit, à quelque rémunération que ce soit ; si c’est un droit, on est alors fondé à exprimer des souhaits, des préférences. La question adjacente est celle qui distingue le droit au travail du droit au revenu. Le principe constitutionnel fait-t-il référence au droit d’obtenir un emploi, facteur de lien social, ou au revenu qui lui est afférent ? Dans la seconde hypothèse, le non-travail indemnisé satisferait au principe énoncé.

Paradoxalement, c’est la massification du chômage depuis deux décennies qui a replacé le travail au centre des existences et des préoccupations, alors que les « Trente glorieuses » du plein emploi avaient entraîné sa remise en question comme valeur. Le débat sur la centralité du travail dans la vie des personnes n’est, pourtant, pas récent. Paul Lafargue (1994), gendre de Karl Marx, a publié en 1883 un pamphlet intitulé : « Le droit à la paresse », avec comme sous-titre : « Réfutation du droit au travail de 1848 ». Lafargue s’y insurge contre la prééminence du travail dans la vie : « Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces de l’individu et de sa progéniture. »

Les exemples sont nombreux dans la littérature, le théâtre, la chanson, de critiques à l’égard du travail : dans La Charrette fantôme, Louis Jouvet s’exclame que : « Le travail, ça fatigue, ça salit et ça déshonore. » ; Henri Salvador chantonne que : « Le travail, c’est la santé, rien faire c’est la conserver ; les prisonniers du boulot ne feront pas de vieux os.»

Pour Lafargue, la solution est de travailler le moins possible : « Le travail ne deviendra un condiment des plaisirs de la paresse, un exercice bienfaisant à l’organisme humain, une passion utile à l’organisme social que lorsqu’il sera sagement réglementé et limité à un maximum de trois heures par jour. » 

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