Laurent Fabius, qui s'est toujours distingué par son sens de la formule, avait déclaré il y a de nombreuses années que le Front national posait les bonnes questions et y apportait de mauvaises réponses. Il est rageant pour chaque républicain de voir perdurer ce constat année après année, et controverse après controverse.
S'agissant de l'abattage des animaux de boucherie conformément au rite musulman, force une nouvelle fois est de constater que le Front national a soulevé une question qui n'aurait jamais dû être accaparée par lui.
Que la totalité de la viande non porcine (le porc est un animal faisant l'objet d'un interdit alimentaire pour les musulmans et qui n'a donc pas vocation à être abattu rituellement) consommée en Ile-de-France soit hallal est une absurdité, qui a été rapidement rectifiée ; que les quatre abattoirs d'Ile-de-France produisent exclusivement de la viande hallal est désormais reconnu par tous ; que la production de ces quatre abattoirs ne pèse que 2 % de la viande consommée en France semble pour le moins surprenant - sauf à imaginer que par un mouvement pendulaire inexplicable, la viande produite en Ile-de-France serait consommée en région et à l'étranger, et que la viande consommée dans la région capitale (qui représentait 18,7 % de la population française en 2010) serait importée des régions et de l'étranger...
Il y a donc une certitude : une part non négligeable de la viande consommée en France est abattue conformément au rite hallal sans que ceux qui la consomment en soient tenus informés. Cet état de fait soulève deux questions de fond : le rapport à la souffrance animale et l'enjeu de la laïcité.
Pour qu'une viande soit déclarée hallal (ou casher au demeurant) il faut - entre autres conditions - que l'animal soit égorgé vivant, non étourdi, et qu'il se vide de son sang - et, pour ce faire, qu'il soit pendu la tête en bas. Les souffrances infligées à un être vivant sont à ce point importantes (et pour beaucoup d'entre nous absolument inacceptables), que la législation en vigueur impose l'étourdissement de l'animal avant son exécution - les rites religieux d'abattage n'étant respecté qu'au prix d'une dérogation. Chacun peut avoir son avis sur le caractère essentiel - ou futile suivant les avis - du respect de toutes les formes de vie, mais on ne voit pas en quoi ceux qui sont horrifiés par l'abattage rituel ne pourraient pas être en mesure d'ajuster leur pratique alimentaire à leurs convictions : au nom de quoi la croyance religieuse d'un Musulman ou d'un Juif serait-elle supérieure à la croyance laïque d'un défenseur de la cause animale ?
C'est que la controverse sur l'abattage rituel vient heurter de plein fouet l'enjeu de la laïcité en France. Que chacun essaye de s'imaginer le tollé, la tempête, la polémique apocalyptique qui se seraient déclenchées si l'on avait appris que la totalité de la viande était abattue en Ile-de-France après avoir été bénie par des prêtres et suivant d'éventuels rites catholiques en la matière... Le sang - si l'on ose dire - de tous les anticléricaux n'aurait fait qu'un tour et la machine médiatique se serait emballée.
On voit bien que le débat sur la laïcité s'articule encore sur l'opposition séculaire en France entre cléricaux et anticléricaux ; la laïcité, pourtant, ne porte pas que sur cette question... loin de là serait-on tenté de dire. A ce jour, ce ne sont pas les Chrétiens qui exigent des horaires aménagés dans les piscines pour que les femmes puissent nager en l'absence de tout homme ; ce ne sont pas eux qui provoquent parfois des esclandres dans les services hospitaliers quand un médecin homme s'avise de vouloir examiner une femme ; ce ne sont pas eux - ou plus eux précisément - qui portent un prosélytisme sans répit...
L'une des forces de nos sociétés, leur arme la plus puissante, est notre mode de vie, libéral et tolérant. C'est un combat de chaque jour de le protéger.