L’hôpital n’est pas une organisation « dysfonctionnelle » ou caractérisée par le dysfonctionnement de ses services, mais une structure « dysorganisée ». La « dysorganisation » est une forme d’organisation dont le fonctionnement sous-optimal est recherché par ses acteurs et qui les satisfait.
L’état normal, équilibré, d’une organisation est considéré comme étant son fonctionnement optimal, c’est-à-dire répondant à ses objectifs, maximisant les moyens engagés à cette fin. Si ce n’est pas le cas, c’est que la structure de l’organisation doit être améliorée et/ou que ses processus internes doivent être révisés. Or, à l’hôpital, une forme de fonctionnement sous-optimal peut exister parce que tout ou partie des acteurs de l’organisation trouvent là le moyen de recouvrer l’autonomie professionnelle dont ils sont autrement privés.
Quand il y a interaction entre organisation-structure et organisation-processus, le fonctionnement est jugé optimal, satisfaisant, fonctionnel : l’organisation-processus agit suivant les règles définies par l’organisation structure. Si ce n’est pas le cas, on parle de dysfonctionnement, de désorganisation, qui sont abondamment évoquées par la littérature sur le management : comment faire alors pour que l’organisation-processus s’adapte, soutienne et renforce l’organisation-structure ? Comment adapter l’organisation-structure pour qu’elle fluidifie et renforce l’organisation-processus ? Or ce n’est pas parce qu’il y avoir dysfonctionnement qu’il y a désorganisation, il peut exister un mode d’organisation recherché par ses acteurs et qui les satisfait tout en ne se conformant pas à la finalité de l’organisation-structure.
Le présupposé de l’ensemble des solutions avancées et que chacun dans l’organisation-structure a intérêt au fonctionnement optimal de l’organisation processus. Pourtant tous les membres de l’organisation-structure ne tirent pas avantage de son fonctionnement optimal : il peut y a coexistence de critères divergents de fonctionnement optimal, situation qu’on peut qualifier de « dysorganisation » pour mettre en évidence la concomitance entre dysfonctionnement et organisation. C'est ce qui vient d'être avancé dans un article de Robert Holcman intitulé : « La dysorganisation, un fonctionnement sous-optimal recherché par ses acteurs », publié dans le numéro 184 de la Revue française de gestion (Vol. 34, mai 2008, p. 35-50).
La « dysorganisation » dans les hôpitaux publics est le symptôme d’un rejet de la légitimité bureaucratique. L’un des éléments de corroboration de cette « dysorganisation » s’observe a contrario au sein des services engagés dans des protocoles de recherche en collaboration avec des laboratoires pharmaceutiques. Au sein d’un même service, avec des personnels identiques, l’activité de recherche est caractérisée par la rigueur, l’organisation, le souci de la performance ; dans le même temps, avec les mêmes personnels et les mêmes équipements, l’activité clinique est marquée par une organisation plus relâchée et moins performante, par la « dysorganisation ».
L’explication que l’on peut avancer vient du basculement de rapport de forces qui s’est produit dans les établissements de santé publics après la modification de leur mode de financement. L’introduction, en 1983, du financement par dotation globale a limité les dépenses des établissements de santé et les a placés dans l’obligation de se confronter à la rareté et à ses corollaires, le coût d’opportunité et le concept de performance. Jusqu’à cette date, leur financement était à l’abri de la rationalité budgétaire, puisque calculé sur la base du système dit « au prix de journée », un mécanisme de financement inflationniste parce que calculé, en réalité, sur la base d’une constatation ex-post des dépenses engagées.
La réforme du mode de financement des hôpitaux a transformé l’organisation support en organisation dirigeante. La raréfaction des moyens budgétaires a contraint les établissement de santé à la performance et, par voie de conséquence, a considérablement accru le pouvoir des administrateurs par leur mise en situation de réducteurs de l’incertitude de l’organisation confrontée à son nouvel environnement. Dans la mesure où l’environnement représente une source d’incertitude pour l’organisation, les individus ou les groupes d’individus capables de réduire cette incertitude se trouvent en effet en situation d’exercer un pouvoir important
Chargées de l’allocation optimale des ressources affectées au fonctionnement des hôpitaux, les directions sont devenues partenaires d’un rapport de pouvoir avec les professionnels des hôpitaux qui, en retour, ont réagi à cette nouvelle situation en cherchant à accroître l’incertitude de l’organisation dirigeante à leur égard. La création ou l’accroissement d’une zone d’incertitude étant le moyen de renforcer sa position dans un rapport de pouvoir, c’est par le renforcement de sa zone d’incertitude à l’égard de l’organisation dirigeante que l’organisation soignante a répondu à l’incertitude budgétaire qui a remis en cause sa position dominante dans les hôpitaux. Ce rapport de pouvoir apparaît notamment dans la gestion contrastée du temps.
Les moyens d’un établissements de santé étant composés au trois-quarts de personnel, le critère déterminant dans l’allocation des moyens est la gestion de l’activité, et donc du temps de travail des agents – en particulier ceux affectés dans les services de soins. Si le temps du soin se plie au temps de l’organisation, c’est dès lors le temps de l’institution qui prime, et les services de soins subissent la domination d’une organisation bureaucratique des horloges. Dans ce contexte, l’organisation du travail dans les services de soins devient l’enjeu éminent de la lutte de pouvoir entre l’organisation dirigeante et l’organisation soignante, et détermine le mode de fonctionnement dénommé « dysorganisation ».