L’hôpital est une des structures de travail les plus anciennes qui existent : à l’époque où l’entreprise n’est pas encore un concept et où le travail s’organise sous forme de compagnonnage, se forment les fondements culturels de l’accueil des souffrants dont on peut encore aujourd’hui distinguer les traces dans les structures modernes de l’hôpital public. Héritières des sœurs dévouées aux indigents et aux nécessiteux, les infirmières et les aides-soignantes ont façonné l’organisation de leur activité sur la prise en charge des malades au fil de leur arrivée dans le service. Cette gestion séquentielle – sans aucun doute indispensable dans de nombreux cas – a déteint sur les autres composantes du travail des soignants : de même qu’on accueille immédiatement un malade en situation d’urgence, on traite l’ensemble des aspects du travail qui, pourtant, pourrait faire l’objet d’une planification. A l’exception de l’urgence médicale, c’est trop fréquemment la règle de la file d’attente inversée qui prévaut dans un service hospitalier : chaque tâche qui se présente venant chasser celles qui étaient en attente de réalisation.
L’organisation séquentielle du travail a pour corollaire une parcellisation excessive des tâches (décrite dans un article disponible sur : http://www.robertholcman.net/documents/articles/orgatravailservicesoin.pdf). Il est souvent tenu pour acquis, et défendu par les personnels eux-mêmes, que le nombre de tâches accomplies par les membres d’un service de soins est déterminé par la nature particulière de leur activité, qui ne pourrait pas se comparer à ce que l’on observe dans d’autres secteurs : en d’autres termes, le rythme et l’organisation de l’activité professionnelle dans les services de soins serait surdéterminée par les interruptions et les actes imprévus consécutifs à l’urgence. Pourtant, la question reste posée du sens de la causalité : est-ce l’atomisation des composantes de l’activité qui conduit à l’organisation du travail observée ou bien est-ce l’inorganisation du travail qui entraîne sa parcellisation ? En d’autres termes, le nombre de tâches accomplies par les agents correspond-t-il à des activités distinctes ou est-ce – sous l’effet d’un manque de hiérarchisation des missions à accomplir – l’interruption des tâches qui conduit à leur multiplication ?
La particularité du travail en milieu hospitalier vient de la difficulté à identifier les tâches sécables de celles qui ne le sont pas ; la prise en compte séquentielle des activités conduit fréquemment les agents à se saisir des tâches à accomplir au fil de leur arrivée, sans opérer entre elles une hiérarchisation qui permettrait leur découpage et, partant, leur traitement au long de la journée. A ce constat, les agents opposent systématiquement la nature particulière de leur travail, l’obligation de répondre aux demandes du patient, la nécessité d’ajuster le volume et le rythme de leur activité aux exigences de l’état de santé de ceux qu’ils se doivent de soigner.
L’une des explications de cet état de fait provient de la redondance dans l’accomplissement des tâches. Quand on interroge les membres de services de soins, on se rend compte que l’accomplissement de nombreuses tâches est revendiqué par des agents aux métiers pourtant différents. On peut comprendre que certaines activités soient redondantes dès lors qu’elles s’exercent à plusieurs niveaux de compétence ou dans des domaines d’activité différents. Il semble plus difficile, en revanche, de trouver une justification organisationnelle au fait que les tâches de secrétariat, de prise de rendez-vous ou d’accueil du patient soient partagées de la sorte.
Cette atomisation, préjudiciable à l’efficience des tâches accomplies, ne peut trouver son origine que dans une défaillance de l’organisation du travail. Le phénomène est encore plus préoccupant s’agissant des relations avec le patient : la pléthore de personnels déclarant communiquer des informations et répondre aux sollicitations des malades s’assimile à une dispersion de cette tâche pourtant essentielle, c’est là une source d’insécurité et d’angoisse pour les patients et leur famille qui se plaignent souvent du manque d’interlocuteur dans les services.
De même, l’écrit est souvent ressenti par les personnels comme une obligation médico-légale ou comme une nécessité répondant à un souci d’archivage, et pas comme un vecteur privilégié de transmission de l’information. La transmission orale n’est pas sans vertu parce qu’elle autorise une richesse et une expression inaccessibles à l’écrit, mais à condition qu’elle complète un socle de renseignements objectivés dont la diffusion est reproductible et sans déformations. Tout le problème vient, en effet, de la primauté accordée à la transmission orale qui, par-delà sa richesse, est extrêmement subjective, sensible à l’état, à l’humeur et à la disponibilité des agents.
La prépondérance accordée à l’oral contraint les agents des services hospitaliers à reformuler périodiquement les informations qu’ils communiquent et/ou à réitérer les demandes d’informations qu’ils formulent ; une bonne partie de leur temps d’activité professionnelle consiste ainsi à acquérir et, surtout, à vérifier les informations acquises ou transmises – l’information orale étant, en effet, sujette à déformations et à interprétations.
Ces modalités particulières de transmission font de la recherche et de la validation de l’information thérapeutique une quête épuisante. Interrogés, les personnels non médicaux des services de soins décrivent abondamment l’anxiété ressentie à l’égard des justes prescriptions données aux malades, ou des gestes techniques à accomplir. L’inorganisation de la transmission de l’information et sa validation permanente constituent un facteur de stress et d’épuisement pour les agents qui y sont astreints – les personnels soignants se trouvant en l’occurrence en asymétrie d’information vis-à-vis des médecins qui ont l’initiative de la démarche thérapeutique.
L’explication avancée par les personnels à leur sentiment de fatigue et parfois d’épuisement est le manque de personnel ; or, à l’observation, rien ne vient corroborer cette explication. Toute visite dans un service de soins permet au contraire d’infirmer les interprétations fondées sur la nature du travail. C’est plutôt l’incertitude qui absorbe l’énergie des personnels, en grande partie en raison de l’archaïsme des modes d’acquisition et de transmission de l’information qui ont cours dans les services, et que l’importance de la ritualisation investie dans les transmissions orales ne doit pas masquer.